Live A Live - Analyse   PAR Marcelin 





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Analyse Ludiconarrrative

Analyse Ludiconarrrative




Ce chapitre de l'article traite du scénario et de l'analyse de ce dernier. Par conséquent, il contient des spoilers sur l'ensemble du jeu et de sa fin, ce pourquoi je vous recommande de sauter directement à la conclusion si vous n'en souhaitez avoir connaissance (cliquez sur le texte souligné).


III. Analyse ludiconarrative


Le niveau supérieur de l'interprétation doit arriver enfin avec les ultimes scénarios, que nous ne pouvons guère ignorer. Ils sont l'endroit où la lecteur « en abîme » du jeu atteint son niveau le plus clair, si bien qu'il est au reste difficile de le rater tout à fait même pour un joueur non-averti.
Quand en effet les sept scénarios, avec leurs originalités propres, auront été complétés, pourra être débloqué par le joueur le huitième et ultime scénario, sobrement nommé scénario médiéval. Ce scénario est le plus intéressant car il s'intègre à une habilité scénaristique remarquable : après que le jeu eut présenté au joueur chacun de ses sept scénarios les plus originaux et la grande variété qui est la sienne, ainsi que son potentiel parodique de divers films, mangas ou autres types de jeux vidéos, ce scénario ultime, découvert après tous les autres, se présente comme une parodie... du RPG japonais lui-même.



"Je crois en toi", lui dit la princesse. Le héros est mis en confiance dès le début.

Dès le départ, le ton est donné par un fait : le personnage principal, par défaut appelé Örsted, est le premier personnage principal conceptuellement muet ; non car il doit se taire comme le ninja ou car il ne sait pas parler comme le robot, mais proprement car il est le concept du personnage muet, auquel le joueur doit s'identifier, dans des jeux comme Dragon Quest ou Megaten. Le scénario, archiclassique au possible, présente Örsted remportant le grand tournois du royaume pour marier la princesse, dans un duel final qui l'oppose à son ami de toujours Straybow, combat qu'il gagne évidemment sans aucune difficulté. Cependant, au soir des noces, la princesse se fait enlever par un émissaire du Roi des Démons Odio, et Örsted doit alors partir la sauver à travers la montagne : accompagné de Straybow, ovationné dans une soutenue apothéose par tous les habitants du royaume qui offrent un nombre incomparable d'armes et d'objets au joueur, Örsted part pour libérer la princesse.
Seconde surprise : alors que Live-A-Live avait banni l'une des règles du RPG japonais traditionnel, à savoir le combat aléatoire, le scénario vous surprend en les réintégrant. Après avoir passé prêt de dix à vingt heures en voyant systématiquement tous les ennemis que vous pouvez combattre préalablement à l'écran, et vous attendant au même traitement, vous êtes pris en traître quand, avançant tranquillement dans la première carte que vous pensez sans danger, le jeu vous transporte soudainement dans un combat aléatoire. En effet : le chapitre médiéval est la représentation même du RPG japonais, il en est sa quintessence. Il veut vous faire accroire que vous êtes dans un RPG typique, ne parodie pas le genre, sobre : le personnage principal évoluera comme un personnage classique ; le héros est un guerrier physique, épéiste, accompagné d'un mage, son ami, et bientôt d'un soigneur et d'un autre guerrier plus puissant. Jusques dans les mécaniques, le scénario médiéval est le RPG japonais dans sa remarquable normalité. Naturellement, quand ce scénario a été pensé, il visait ouvertement à ce que le joueur se sente à la fois désarmé par la normalité du scénario par rapport à l'extravagance du reste du jeu, et mis en confiance par la structure sans surprise de ce dernier scénario.

Tandis que vous progressez ceci dit, une série d'événements vont petit à petit vous mettre la puce à l'oreille à partir de la mort du Roi des Démons, au sommet de la montagne devant faire office de donjon : les héros ne retrouvent en effet point la princesse enlevée, et le Roi tué par ces derniers n'était pas le vrai d'après l'ancien héros qui accompagne Örsted, qui meurt des suites du combat. Et nul ne sait où le vrai se trouve tandis que Straybow meurt lui aussi, dans l'effondrement de l'autel du Roi. A partir de là, le scénario prend une tournure inattendue : Örsted retourne au château, avouant que l'ancien héros et Straybow sont morts, et que la princesse n'a pas été retrouvée. Pendant son sommeil, il se fait attaquer par surprise par un démon, qu'il tue ; hors, se réveillant, il réalise avec effroi que l'image du Démon qu'il a tué... n'était autre que le roi lui-même. Commence une série d'événements habilement orchestrée où le chancelier du Roi arrive, et, réalisant qu'Örsted aurait peut-être tué lui-même le héros et Straybow, après les avoir pris au piège et être revenu pour tuer le Roi, il ne faisait aucun doute qu'il était, Örsted... le vrai Roi des Démons. Örsted est alors considéré comme le Roi des Démons, exilé, tandis que tous les habitants du royaume se cachent à son approche, dans une sorte de reprise de la première scène du chapitre en sens inverse (il fait nuit, les gens ferment leurs portes, sont terrifiés au passage du héros qu'ils ovationnaient la veille). Ce dernier, seul, décide de repartir pour la montagne, où il découvrira que son meilleur ami Straybow était vivant et avait orchestré sa chute par la mort du roi, enfin que la princesse était ici, ayant organisé ce plan par mesquine jalousie envers Örsted. Le combat final semble devoir opposer Örsted et Straybow.

Mais alors que tout semble terminé, la princesse apparaît qui pleure le rival déchu : elle reproche à Örsted de n'être venu la sauver, et par amour, décide de mettre fin à ses jours à côté de Straybow. Cois, le joueur voit le RPG japonais le plus classique du monde sombrer dans un typhon dramatique incontrôlable, où tous les codes ont été violé, tandis que le héros, promis à une reconnaissance universelle et à une fin heureuse, est banni, haït, moralement brisé, ayant nulle part où aller et victime de la jalousie et de l'incompréhension. Commence une longue série de flash-back où ce dernier revoie avec amertume toutes les fois où on lui a parlé de confiance, d'amour et d'amitié. Une sorte de miroir brisé.

Örsted, après le suicide d'Alicia : « Il ne reste plus rien pour moi... »

A la suite de quoi, quelque-chose de phénoménologiquement unique a lieu : Örsted parle. Ceci, à titre de la symbiose homme-jeu, possède une symbolique forte : Örsted est le concept du héros muet, il incarne le joueur : il n'a pas le droit de parler. Le fait qu'il se mette soudainement à parler et à jurer contre le monde marque une distanciation, tandis que le joueur sent que le personnage n'est plus lui et n'est plus sous son contrôle. Örsted déclare qu'il va maintenant faire tomber sa vengeance sur ce monde, prendre le parti des vaincus et se venger de l'humanité : il prend sur lui le nom de Roi des Démons qu'on lui a affublé, et devient... Odio, le Roi des Démons.

Les crédits défilent sur le thème d'Odio, thème pesant et dramatique sur orgue et chœurs synthétiques, tandis que le joueur est laissé dans l'incompréhension totale des événements qui viennent de se dérouler sous ses yeux, de la tournure imprévisible des événements, et surtout de la fin impromptue et mécaniquement impossible qui finit sur une non-fin. Tandis que les crédits roulent, il ne peut alors se demander qu'une chose : est-ce la vraie fin ? Ai-je raté quelque-chose ? Avais-je un choix à faire que je n'ai pas fait ? Ou bien ces crédits sont-ils faux, et un autre scénario m'attend-il après ce dernier ? Jouant avec ses propres règles et avec les règles du RPG japonais, Live-A-Live plonge le joueur dans une abîme en brisant brutalement les règles implicites du RPG, tout en les ayant exposées dans toute leur banalité un instant auparavant.
Evidemment, ces crédits ne sont pas les vrais, puisque le dernier scénario s'activera au moment où, ceci terminé, le joueur se retrouvera à nouveau devant la liste de sélection de personnages, devenue silencieuse. Les huit personnages principaux, y compris Örsted, défilent sous l'action de la manette : le joueur comprend instinctivement qu'il doit choisir son personnage principal pour l'ultime scénario, un parmi les huit, mais se surprend néanmoins de voir qu'Örsted est disponible parmi les huit. Qu'en est-il ? Est-ce un ultime jeu du jeu envers lui-même ? Puis-je m'essayer à sélectionner de nouveau ce personnage avec qui j'ai partagé des heures de jeu, et qui vient brutalement de sortir de sa fonction d'avatar à ma grande surprise, pour retourner l'incarner, lui qui est devenu Odio, c'est-à-dire la Haine?

Défilement surréaliste des crédits, sur fond d'orgue : une surprenante méthode narrative qui plonge le joueur dans la perplexité. Ayant déjà vu de nombreux crédits dans le jeu, le joueur n'est pas surpris de voir des crédits... mais il est surpris que le scénario finisse ainsi, et s'attend à une suite.

Le jeu possède deux fins. Vous pouvez en effet choisir Örsted, et vous aurez un passage très surprenant où vous incarnerez Örsted, qui, se rendant dans la salle des statues où est entreposée une sculpture de chacun des boss de chapitres, décide de changer le cours de l'Histoire et de s'incarner dans chacun des boss. Ce chapitre unique consiste à incarner chacun des sept boss de fin et à tuer les héros. A chaque combat, vous aurez le choix libre d'arrêter le combat en mettant spontanément fin au monde entier dans une apocalypse brutale, ou continuer à tuer petit à petit chacun des héros, jusqu'à qu'il ne demeure plus rien : le jeu se termine alors sur le thème musical d'Örsted, tandis qu'il parcourt le monde médiéval devenu vide de vie et sans le moindre habitant, ayant triomphé de l'humanité, triste, esseulé dans son amère victoire, le thème Wings that Don't Reach jouant en largo lancinant. C'est une fin malheureuse qui ramène le joueur devant les conséquences de son acte, souhaitant poursuivre la voie d'Örsted jusqu'à son terme : celui de la vengeance, brutale et vulgaire, d'un monde qui a refusé de le comprendre, ne laissant qu'un univers vide à l'image de son vainqueur. Cette fin ne peut empêcher de faire penser à certaines fins similaires que l'on verra développées dix ans plus tard, notamment dans le célébrissime jeu amateur belge Off, où certaines similitudes sont à trouver dans le dénouement.
La vraie fin est plus conventionnelle si vous choisissez un des sept autres personnages : Örsted, devenu Odio, décidera de convoquer les sept personnages principaux dans le monde médiéval qu'il a restructuré à sa manière, vidé de toute vie, qui forme un seul et très long donjon où vous pourrez, avec votre personnage principal choisi parmi les sept, former un groupe de quatre d'entre eux pour aller combattre Odio. Le sens de la salle des statues est particulièrement intéressant, car c'est également ici aussi que se déroule l'ultime combat final, tandis qu'Odio, dans une troisième et dernière phase du combat final, décide de vous refaire combattre par surprise chacun des sept boss l'un après l'autre : chacun des sept boss étaient tous Odio, et Odio ne forme qu'une seule et même entité, qui est « la Haine » littéralement. Le joueur a tout juste alors le temps de constater que le nom de chacun des sept antagonistes est un jeu de mot tournant sur « Odio », tel « O. Deo », « O Dio », ou même « 0D10 » pour l'intelligence artificielle du scénario futuriste. Il ne manque qu'à savoir qu'en latin, Odio signifie la haine. Le boss de fin n'est autre que l'incarnation métaphysique de la haine et du ressentiment : ce qu'Örsted a accepté de devenir à la fin du chapitre médiéval.

Ainsi, le fil d'Ariane de l'ensemble du jeu se développe par surprise à l'ultime moment, tandis que rien ne semblait devoir relier les sept scénarios en dehors de leur moteur de jeu commun : en vérité, tous étaient liés en cela que les personnages principaux, pour des motifs à chacun différents, avaient combattu un boss de fin qui, à chaque fois, n'était autre chose qu'une incarnation, une entité abstraite, représentant la Haine elle-même à travers le temps, tous lieux confondus. La Haine et le Ressentiment traversent les âges et les civilisations, elle est à trouver partout, et elle fait souffrir l'humanité en tout endroit où elle se retrouve. Live-A-Live, jeu d'essence parodique, choisit de finir sur une note humaniste, tandis que l'on se surprend à avoir une véritable empathie pour Örsted dans ses ultimes moments, notamment quand il demande au joueur de l'achever : on réalise que ce qui lie ces sept scénarios si différents, dans des époques & des lieux régions si distantes, c'est la nature humaine elle-même, qui n'est ni bonne ni mauvaise. Le seul choix est celui du ressentiment : haïr l'humanité comme le choisit Örsted, ou l'accepter telle qu'elle est. Un message suffisamment universel pour toucher de nombreux joueurs, surtout que nombre de joueurs refermés sur eux-mêmes développent parfois une forte misanthropie à laquelle ce message ne saurait être parfaitement étranger.

"Aussi longtemps qu'il y aura la haine... il pourra revenir... dans n'importe quel monde..."

On se dit que Live-A-Live aurait pu rester un jeu strictement parodique, et remplir son contrat sans plus dire, ayant terminé les sept sketchs pour lesquels il avait signé ; mais Tokita et son équipe eurent les idées plus larges, et sans doute l'intuition de ce chapitre leur tomba spontanément comme une évidence à mesure qu'ils avancèrent dans la production. A la place d'en rester là, ils prirent donc le pari du défis, et, tout en choisissant de faire une œuvre ouvertement parodique et commerciale sur la base d'une requête, en profitent pour développer un discours du RPG japonais sur lui-même, du jeu sur lui-même, un second niveau de langage qui se produit à travers un huitième scénario qui n'avait été situé nulle part dans le contrat, et qu'ils choisirent d'inclure par eux-mêmes après avoir sans doute longuement réfléchi à ce qui pourrait, ultimement, être le subtil lien qui relierait sept histoires aussi différentes entre elles. Au reste, l'on voit combien ce passage était très important pour les créateurs, car il a souvent été constaté qu'il est sous-entendu dans le titre du jeu lui-même : le miroir du titre « Live-A-Live » forme en effet le mot « EVIL » en anglais, l'équivalent du mot démon ; et, de façon tout à fait consciente, le sous-titre du chapitre médiéval est simplement « le roi des démons » : « Live-A-Evil », ou encore : incarner un démon. C'est un jeu avec les mots qui tisse le sens caché du jeu ; au même titre que les itérations du mot « Odio » (la haine) entre les différents antagonistes des sketchs. Une autre marque de tout ceci enfin est que le scénario médiéval est le seul à ne posséder aucune illustration de son héros : Örsted est présenté sous une forme de sprite sans identité dans les manuels et les guides officiels. Il est un personnage de jeu vidéo ; ne provient d'aucun mangaka ; n'a pas d'identité extérieure au jeu. Et pourtant, il est le personnage marquant du jeu, car là où chacun des sept autres personnages aura pour rôle de parodier une œuvre ou un genre, lui parodie le RPG lui-même, et le transgresse.

Sans aucun doute, Tokita, Inoue et son équipe étaient très loin de s'imaginer que le jeu tournerait comme ceci, lorsqu'ils le commencèrent. A l'origine partis pour faire un jeu « omnibus », une série de sketchs comiques qui serait un jeu rigolo à produire, mais aussi un coup de pub pour la boîte et pour les sept mangaka partenaires, soit une opération purement commerciale, ils finirent, sans doute en accumulant les idées au cours de la production, par produire un jeu, et particulièrement un dernier chapitre, qui proposait une réflexion sur les codes du medium (le jeu vidéo, et partant le RPG japonais) et enfin sur la narration du jeu lui-même, trouvant un fil pour relier ces sept scénarios par une Deus ex Machina de nature éthique, la personnification de la haine et de la misanthropie dans le personnage abstrait de Odio. Si Live-A-Live n'a pas un scénario révolutionnaire, il marque un moment dans la prise de conscience du RPG japonais de son identité en tant que genre, capable de s'analyser lui-même, de se parodier, et ultimement, de surprendre.

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